Tribune : "L’innovation est un processus non-linéaire", par Jean-Charles Samuelian
Jean-Charles Samuelian est directeur général et cofondateur d'Alan, première compagnie d'assurance agréée depuis 1986. Dans le cadre de notre magazine spécial bilan 2017 de l'assurance, il revient sur l'année 2017 en matière d'innovation dans l'assurance et se projette sur 2018.
Les vagues de technologies se succèdent depuis des décennies, et donnent l’impression de s’accélérer. Dans les 20 dernières années, certaines industries ont été complètement transformées : la communication, le commerce, l’interaction sociale, … Toutes ces technologies ont transformé la manière dont nous interagissons avec le monde. C’est pourquoi les 6 plus grosses capitalisation boursières au monde sont à l’aube de 2018i des sociétés de technologie : Apple, Alphabet (Google), Microsoft, Amazon, Facebook et Alibaba. Qui l’aurait prédit en 1997 ? La plupart existaient à peine.
Pendant longtemps, les industries à “hautes barrières à l’entrée” se sont senties protégées et moins sujettes à ces vagues d’innovations soudaines. Et pour cause, il était très difficile et moins naturel pour des entrepreneurs technologiques de prendre le chemin le plus ardu quand il existait une infinité d’opportunités dans de nouveaux mondes en création. Cela est en train de changer.
Le mythe de la disruption
Le terme de disruption est revenu de très nombreuses fois dans la presse du monde de l’assurance. La disruption dans l’univers de la “tech” a été principalement définie par Clayton Christensen (en 1995 déjà).
La disruption se décrit par un processus dans lequel un produit (ou service) se créée, et répond à un besoin simple de ce qu’on appelle le “bas du marché”, cette partie plutôt mal servie et à faible marge pour les acteurs existants. Cette nouvelle approche ne met pas du tout en danger les acteurs “classiques”. Dans un second temps, ce nouveau produit remonte inexorablement vers le haut du marché, déplaçant éventuellement des concurrents établis. On entend donc beaucoup parler de “disruption” dans l’assurance, mais il est très probable que les bouleversements de marché viennent d’angles très différents. Si la disruption par le produit est probable, nous vivons aussi des changements technologiques et sociétaux qui déplaceront les lignes dans la gestion des risques et donc de l’intervention des assureurs : changement des usages, consommation d’expériences et non plus d’objets, driverless car, precision medicine...
Une innovation en deux temps
Pour arriver à se positionner sur ces enjeux de transformation de l’industrie, il nous semble qu’une des approches est de d’abord remettre les bases à plat afin de beaucoup mieux servir les utilisateurs et en parallèle accompagner les changements sociétaux.
Dans ce cadre, le principal enjeu d’innovation incrémentale en assurance est l’Expérience Utilisateur (UX), avec la difficulté pour les acteurs traditionnels de dépasser le poids qu’ont pris les juristes, les risques et les actuaires dans leur gouvernance. Les efforts des acteurs traditionnels à mettre en oeuvre telle ou telle fonctionnalité (hier les bracelets connectés, aujourd’hui la télémédecine, et demain quoi ?) se heurteront à la difficulté de mettre l’utilisateur au centre du schéma de pensée.
S’il est beaucoup trop tôt pour dire comment se traduiront les annonces récentes d’Amazon pour l’assurance, des acteurs comme Alan et Lemonade ont bien tiré les leçons du succès d’Amazon en matière d’expérience client : l’enjeu des assureurs (face aux Gafa et autres tech companies) est d’instaurer une relation de confiance avec l’utilisateur et de repenser les codes du produit. C’est le pré-requis incontournable pour que les assureurs parviennent à leur graal, celui d’être autre chose qu’un “payeur aveugle”.
Le temps dans l’innovation
La loi d’Amara (Roy Amara) dit “We tend to overestimate the effect of a technology in the short run and underestimate the effect in the long run”. Le sous-jacent est que construire des technologies de rupture prend du temps tout comme changer des dynamiques de marché. Lorsque nous nous retournons sur le passé, nous avons toujours l’impression que les changements ont été abrupts, du jour au lendemain. Il a souvent fallu plusieurs versions et itérations pour que les produits ou ruptures s’envolent. Nous commençons à observer dans le secteur de l’Insuretech les premiers prémices de succès, Oscar qui va atteindre son premier milliard de primes collectées, Lemonade lève 120 M$ supplémentaires avec SoftBank ou Ping-An en Chine continue d’impressionner par ses chiffres. Ces premiers chiffres bien qu’intéressants sont très loin des ambitions de ces nouveaux acteurs qui veulent créer les nouveaux piliers de l’industrie, et ne mettent pas en en danger les acteurs existants. Comment cette croissance va-t-elle continuer en 2018 ? Est-ce qu’il existe un risque court terme pour les grands acteurs ? Et surtout comment se positionner pour le changement long-terme et la rupture ? seront les questions auxquelles il faudra répondre en 2018.
Le risque pour les acteurs historiques est sur le temps long. Ils ne conçoivent la menace qu’à paradigme client constant. Le tempo de leur stratégie de transformation digitale est déterminé par la capacité de leurs réseaux de distribution à se régénérer. Globalement, sur les 15 dernières années, on peut dire que l’adaptation est très lente et correspond plus à des ajustements aux contraintes internes des assureurs, qu’à l’adaptation aux besoins émergents des clients. Alors, à défaut de pouvoir attaquer la mutation de la distribution frontalement, les acteurs traditionnels lancent des collaborations avec des startups sur la gestion back-office, ou en investissant via des fonds “open innovation”. C’est une étape nécessaire mais pas suffisante pour faire évoluer fondamentalement leur modèle et l’expérience utilisateur.
Les acteurs de la tech n’ont pas cette contrainte : ils se focalisent sur l’utilisateur et anticipent dès aujourd’hui le “demographic shift” qui fait que les jeunes adultes d’aujourd’hui ne conçoivent pas de dealer avec un agent général.
Viendra un temps où ces distributeurs traditionnels partiront à la retraite alors que l’essentiel de la demande sera constituée de clients convertis au vertus du digital et ne se reconnaîtront pas dans les valeurs portées par les marques d’assurance d’aujourd’hui. Lorsque ce point de bascule démographique sera atteint, on assistera à des changements drastiques, faits de confirmations pour des acteurs de la Tech et de scénarios à la Kodak pour certains acteurs.
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